...... Notes sur Le Dernier des Hommes - Der letzte Mann - F.W. Murnau
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...........Alain Badiou - le 19 novembre 1996 à l'Université de Paris 8

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Rien ne signale mieux le génie de Murnau que l'usage qu'il fait des codes de l'époque. Car sa souveraine maîtrise ne va pas à les fracturer, selon quelque disposition arrogante du désir expérimental. Bien plutôt il les apprivoise, et par l'usage indirect, à la fois ferme et surprenant, qu'il en propose, il les plie au service d'une poétique cohérente, où ces codes sont moins détournés que relevés.

Murnau donne toujours l'impression d'inventer tel ou tel artifice, dont nous savons pertinemment qu'il est courant dans le cinéma des années vingt. En sorte que, comme Eschyle ou Sophocle, il y a dans son art un classicisme supérieur, quelque chose d'auroral, qui transforme le déjà-vu en jamais-vu.

Considérons trois de ces codes d'époque : la prise en compte du caractère de classe de la société, les virtuosités techniques du muet, le jeu expressionniste des acteurs.

Singulièrement dans le cinéma allemand et russe de ces années, la question des classes investit l'impureté cinématographique, qui est sur ce point à l'école du roman et du théâtre. Elle le fait selon deux orientations majeures : un cinéma populiste et misérabiliste, un cinéma didactique ou révolutionnaire. Murnau peut sembler, dans Le dernier des hommes, participer en tout cas de la première tendance. Le film, réduit à son anecdote, est un mélodrame social. Mais quand on le voit, on se rend compte que ce que Murnau retient du dispositif classiste est la forme pure du Deux. Ce qui pourrait n'être que l'histoire sinistre d'une déchéance est l'exploration filmique des ressources de la dualité. Il y a deux espaces, l'hôtel Atlantic et le quartier populaire où vit le personnage principal. Et une bonne partie du film est consacrée à l'entre-deux. C'est le leitmotiv, constamment varié, du trajet qui mène le héros de l'un à l'autre des deux espaces. En outre, le Deux se réduplique sans cesse, comme si tout le visible l'avait pour loi. C'est ainsi que l'hôtel Atlantic est lui-même divisé en deux strates, celle des clients et de la direction, celle des employés, dont les lieux ne coïncident que pour des péripéties où ne s'opère nulle rencontre véritable. Mais à son tour, la strate des employés se divise : entre le statut de portier, que le héros vit glorieusement, et le statut de gardien des toilettes, il y a un abîme matériel, que nous présente le terrible escalier qui descend vers ces toilettes comme vers l'enfer. Enfin, cette récurrence du Deux est captée par ce qui en est le véritable signe filmique : les deux costumes, celui de portier, avec ses faux galons qui font que le héros l'arbore comme s'il était colonel, et la veste blanche de l'homme des toilettes. Comme pour le trajet de l'hôtel au quartier, le motif des deux costumes est le support de subtiles variations.

C'est que l'art de Murnau, dans ce film comme dans les autres, est très souvent d'extraire des différences spatiales ou sociales la pure opposition de deux emblèmes matériels. Ainsi le Deux est finalement concentré dans le changement de costume, qui métamorphose en signes la sociologie apparente des lieux et des fonctions. Par quoi Murnau parvient simultanément à retenir l'exactitude descriptive (on ne quitte pas l'infinie matérialité des classes sociales), et à installer le film dans une polarisation générale, esthétiquement transcendante à son matériau classiste, qui autorise un traitement formel, et finalement idéel, de l'espace, des signes, et de ce qui s'échange entre eux.

Si maintenant on considère les artifices techniques issus du cinéma "d'avant-garde", surimpressions, déformations etc…, on sait qu'ils conduisent généralement à un cinéma hystérisé par la volonté visible de l'effet. Or, la singularité de Murnau est qu'aucun de ces artifices n'est absent du film, alors qu'un caractère majeur de son art est une totale déshystérisation. Murnau en effet (et Tabou est l'aboutissement de ce désir) a pour mythe personnel un univers absolument détendu, où se donne à voir le calme essentiel, presque intemporel, du visible en son entier. Dans le film qui nous occupe, nombre de plans secondaires sur la ville, ses rues, ses passants, n'ont pas d'autre objet que de contrarier la tension de l'anecdote par une vision détachée, éternelle, sans souci de ce qui advient, du monde qui nous entoure. Il en résulte que l'usage des surimpressions ou des déformations est exclusivement destiné à inscrire les différents modes de l'excès : l'ivresse, ou le rêve. Ces formes ne sont pas l'arrogante proposition d'un style. Elles dérivent naturellement de ce que le personnage, cessant de se mouvoir dans le calme du monde, invente un autre régime de la visibilité. La surimposition est d'abord dans l'être même, tel qu'à tel ou tel moment singulier il se donne pour le personnage. De là aussi que ces artifices sont presque comme des citations : on les convoque comme ce qui est disponible pour un basculement évident dans un autre univers. C'est ainsi que la grande scène où le héros jongle avec la malle est non seulement traitée par les moyens de la virtuosité technique, mais qu'elle cite, à l'évidence, les règles du spectacle de cirque.

Le jeu de l'époque, faute d'être soutenu par les paroles, est volontiers expressionniste, avec une suraccentuation gestuelle ou mimétique qui théâtralise l'acteur. Jannings peut sembler appartenir à cette tendance, comme aussi les gros plans des commères du quartier. Mais en réalité, l'usage que fait Murnau de ce jeu très analytique, usage contrôlé et personnel, s'inscrit dans une visée ambitieuse, qui touche à la question du proche et du lointain.

Il faut bien voir que, dans le rapport métaphysique au visible comme donation calme et intemporelle qui est celui de Murnau, la poétique se donne d'abord dans le lointain. Citons, dans le film, les parapluies derrière la porte, la circulation dans la ville, le jeu des fenêtres et des ombresŠ L'homme n'est pour Murnau qu'un signe, dans un déploiement d'univers qui seul est véritablement réel. Le plan de Jannings sur son banc, dans les toilettes, montre exemplairement ce dont il s'agit : le lieu, le mur, la lumière, font de l'acteur, comme incorporé au visible, le signe pur de la désolation, si pur que cette désolation elle-même participe en définitive de la beauté de tout ce qui est. Dans ces conditions, le gros plan ‹et le jeu expressionniste qu'il agrandit‹ n'est jamais qu'une procédure d'isolement du signe, quand il faut indiquer qu'entre ce signe et le sens de l'univers, il y a une provisoire disjonction. La figure majeure est alors celle de la stupéfaction : à la fois incorporé et inaccordé, le signe humain se sépare visiblement de son destin d'univers, en sorte qu'il est intérieurement saisi par l'irréel, dont le jeu en gros plan nous donne la texture.

La liberté de Murnau est tout aussi grande au regard de la question des genres. Le dernier des hommes est-il une comédie, ou un mélodrame ? Dans la détente universelle qui fait le fond de l'être, on passe de l'un à l'autre au même point. C'est ainsi que les trajets du portier, selon le même rite et le même rythme, peuvent désigner la surabondance de la joie ou l'infini de la détresse. Les scènes du quartier populaire, qui ressemblent à du Tati, par le remplissement lent et multiforme de l'espace, tiennent une lisière équivoque entre le comique matinal et la tragédie persécutoire. Toutes les scènes autour des valises et malles (objets-signes fondamentaux, comme le sont les deux costumes) peuvent être enchantées ou accablantes. C'est que l'univers accepte univoquement qu'un objet, un lieu, un trajet, soient porteurs de significations opposées : son être propre est encore en deçà de ces oppositions. Disons que la passion de Murnau est de filmer la malle, ou les costumes, ou le quartier, tels que finalement ils se donnent "réellement", et donc en dessous (ou au delà) des variations de sens ou de genre qu'ils supportent.

C'est ainsi qu'il faut expliquer l'énigme apparente du film : la grande césure qui le traverse vers sa fin, et qui fait venir, juste après une image d'exil absolu et de mort subjective, une séquence qu'on dirait tirée des scènes les plus drôles de Chaplin, et singulièrement de Les lumières de la ville. Cette césure nous dit que la fiction, et ses genres disparates, ne sont que des appareils à capter une vérité de l'univers, vérité qui est distribuable au même point (ici, pour le même personnage) selon des genres opposés. La vérité n'a pas de genre. Elle est neutre, parce qu'elle est comme une lumière de l'univers lui-même, et que ce qui importe à Murnau est de faire venir cette lumière dans ses films, mettant au service de cette venue le disparate superficiel des images, des techniques et des genres.

Murnau peut donc agencer librement des matériaux d'époque, à partir d'une thèse que le cinéma seul peut tenir : l'univers est incessamment relevé par une grâce d'exister qui enveloppe la terreur qu'il génère. Pourquoi le cinéma ? Parce que cet enveloppement est celui de la mobilité par la lumière. Nosferatu, ici, nous guide : la terreur y est proprement subvertie, de l'intérieur de sa propre croissance, par une aura lumineuse qui commence dès les plans crépusculaires des prairies et des chevaux sauvages, et s'achève dans ce matin solaire où mort et amour coïncident.

Le cinéma de Murnau est celui du temps de la lumière. C'est bien ce que récapitule, dans le film, le grand plan général du quartier, qui n'est que saisie sur les murs, les toits et les fenêtres, du passage de l'être-lumière. Mais tout aussi bien, du côté de l'hôtel Atlantic, le jeu entre les portes, qui sont à la fois transparence et fermeture, et le dehors, toujours enchanté. Le portier, quant à lui, est le passeur, le signe qui circule entre la transparence et le dehors.

Cette capture du mouvement et de ce qui est clos par l'indifférence calme de ce qui est ouvert, Murnau en aura donné sans doute la plus splendide transcription dans la séquence de L'aurore, une fois encore détachée de toute anecdote, où il n'y a que le tramway qui descend vers la ville, et où c'est le mouvement lui-même, et les lentes girations de ce qu'il permet de voir, qui sont emportés vers l'immobile, vers l'éternel.

Pour Murnau, l'opposition du noir et du blanc, qui dispose le visible dans son disparate, n'est pas construction filmique d'une matière. Elle est ce par quoi toute chose n'est donnée qu'autant qu'elle est la visible venue de son immatérialité.

 

Der letzte Mann (Le dernier des hommes)
Réal.: Friedrich-Wilhelm Murnau, 1924. Prod.: Ufa.
Scén.: Carl Mayer. Photo : Karl Freund. Déc. : Robert Herlth, Walter Röhrig. Int. : Emil Jannings (le portier), Maly Delschaft (sa fille), Max Hiller (le fiancé), Emilie Kurz (la tante), Hans Unterkirchen (le directeur), Georg John (le veilleur de nuit). NB. Muet. 105 mn.

 

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