Regard, incarnation et paternité dans Corps du roi, de Pierre Michon. La photo de Faulkner.

Cristina Álvares

 

1. Corps du roi

Corps du Roi, de Pierre Michon, sorti en décembre 2002, est un ensemble de cinq textes — on pourrait les appeler récits-essais ou essais-récits? — qui s'ouvrent en deux volets à partir d'un texte central: L'oiseau. La place centrale de ce petit récit-essai — appelons-le comme cela — dans l'ensemble est aussi une place d'exclusion. Au lieu de grands auteurs occidentaux des XIXe et XXe siècles — Beckett, Flaubert (premier volet), Faulkner, Hugo (deuxième volet) — L'oiseau parle d'un auteur arabe du XIVe siècle; au lieu d'établir une connexion entre l'écriture et la fonction paternelle, ce point extime dans l'ensemble qu'est L'oiseau traite l'écriture en relation avec la chasse, la guerre et la mort. Ce n'est pas le père qui est terrible — ce père impossible (à vaincre) que fut Victor Hugo pour Flaubert, Lamartine, Baudelaire, Zola — mais la phrase: la phrase qui tue, la phrase parfaite située au centre de l'oeuvre de Ibn Manglî, et dont le faucon gerfaut — la chose fulgurante, mortelle et scélérate — est la figure.

Néanmoins la logique de l'extimité amène à penser qu'il n'y a pas de vraie discontinuité entre le père terrible et la phrase terrible et qu'ils sont l'envers l'un de l'autre tout comme la topologie de la bande de Möbius permet de le concevoir. On peut dire de l'oeuvre de Pierre Michon, depuis Vies Minuscules (1984) jusqu'à Corps du Roi et Abbés (2002), qu'elle traite de la question de la représentation dans le cadre épistémologique de l'Incarnation, la raison et la folie de l'Occident (p.82)1.Ainsi, l'oeuvre michonienne, dont la forme est celle de l'autofiction2, est-elle parcourue par une tension entre vie et écriture, chair et texte, jouissance et littérature. Un extrait de Trois Auteurs articule très explicitement fiction et Incarnation, la nature sexuelle de celle-ci apparaissant grâce à la métaphore signifiant l'Annonciation: Quel jour Proust eut l'idée de Charlus ? Melville, d'Achab ? (...)Quel jour Balzac a-t-il vu passer Vautrin ? (...) Quel temps faisait-il ? Que regardait le gros homme ? Dans quelle Touraine ? Dans quel Paris ? (...) Était-ce soleil ou neige quand (...) Gabriel poussa la porte de la vierge de Judée ?3 (je souligne).

La question qui oriente et dirige l'autofiction michonienne — comment devenir Auteur, comment advenir à la Littérature — pose un double Père: le père du texte, le Grand Auteur, et le père de (la) chair, l'auteur d'une vie minuscule. Aussi l'Auteur, le Père, le modèle, le maître, a-t-il, comme le roi, deux corps: celui, éternel, du texte, et celui de l'incarnation provisoire (p.13). La photographie saisit ces deux corps dans la même image, comme dans le portrait de Beckett par L.Özkök. La photo est une technique d'incarnation: elle donne à voir la chair et la grâce. Elle est également, en tant que portrait (pas autoportrait), une métaphore de l'autofiction telle que Michon la pratique, dans un jeu de près-loin avec le personnage qui est l'autre, l'Auteur, un Auteur qui, pour le devenir, a eu affaire à un autre Auteur. Le récit de sa vie s'écrit dans et avec l'Autre, dans un jeu entre le masque et la peau (p.27).

Les deux volets s'organisent symétriquement autour de L'oiseau. Au premier texte du premier volet correspond le premier du second: il s'agit de commentaires sur des photos de Beckett, puis de Faulkner. De même les deux seconds textes de chaque volet partagent le thème du père impossible (à vaincre), cet ogre explicitement identifié à la fin de l'oeuvre comme le père de la horde (p.100-101) et que Victor Hugo incarne pour Flaubert dans Corps de bois, pour Michon lui-même dans Le ciel est un très grand homme.

2. L'éléphant

Je voudrais proposer un petit commentaire sur L'Éléphant, l'essai-récit où Michon commente la photo de Faulkner faite par Cofield en 1931. En mettant le portrait en récit, Michon introduit deux thèmes : le temps et le regard. En commun, l'instant. Le temps est celui de l'instant de combustion figuré par la cigarette lucky strike que Faulkner tient entre ses doigts : combustion d'un corps — une vie — mais aussi d'une prose — une écriture. Le regard est celui de l'instant photographique:il cause le déclenchement, l'instant précis de la prise en image d'une chair, autrement dit l'instant de l'incarnation. La précision de cet instant est causée par le regard du photographe sur une infime variation dans le regard de Faulkner (p.59). Cofield voit le regard de Faulkner, voit qu'il voit quelque chose et déclenche. Le commentaire de Michon tourne autour de l'objet du regard de Faulkner: comment le cerner ?

Il commence par le nommer. L'objet s'appelle l'éléphant. C'est là une façon de bien saisir dans tout le poids de sa chair l'objet insaisissable par excellence et que Michon affirme être toujours dans un coin de la photo (p.66). Je dirais que, rendu visible sur cette image, l'éléphant représente ce qui nous écrase de tout son poids et dont on ne saurait se passer: la jouissance. La jouissance a elle-même quatre figures ou modalités, toutes représentées par l'éléphant.

La première figure, qui sert de modèle aux autres, et que l'on peut appeller l'éléphant-zéro, est le feu, le feu craché par les armes modernes du temps de la Guerre de Sécession et dont la durée de combustion est celle d'une lucky strike: (...) d'un soldat qui voyait pour la première fois le feu, on disait: il a vu l'éléphant (p.60).

L'éléphant-un est celui dont la grosse patte est levée au-dessus de nous dès que nous naissons, à qui pourtant nous sourions, et qui nous nourrit (p.61). Comment ne pas penser à l'Autre dont le caprice est comparé, par Lacan, dans SSDD, au piétinement d'éléphant et dont la toute-puissance fantasmée introduit la nécessité de son bridage par la Loi.4 Je ne pense pas que ce soit une simple coïncidence. Ici et là, Michon laisse des pistes pour nous indiquer qu'il sait bien de quoi il parle. C'est le cas du père de la horde dans le dernier récit de Corps du roi, mais d'autres pourraient être pointés. Dans le passage de SSDD, que la patte d'éléphant michonienne évoque, il est question de la dialectique de la demande et du désir en ce qu'elle se développe dans la dialectique oedipienne et de l'interrogation que celle-ci soulève: qu'est-ce qu'un père ? L'intervention de la loi du désir qui oppose sa limite au caprice de l'Autre tout-puissant — dont on réclame l'amour inconditionnellement — et détache (délivre) le sujet d'une situation imaginaire qui l'écrase est bel et bien la castration. Et en effet, chez Michon, la patte d'éléphant ouvre la voie à une dialectique oedipienne. L'Autre-éléphant est la parenté, le hasard des croisements de la chair qui nous donne de la chair (p.61). Michon définit la parenté, en l'occurrence la famille endogame du Sud des États-Unis, comme une entité sexuée — à deux sexes et à tête multiple qui vit en état de guerre (p.61) — et lignagère — des hommes régressant un peu plus à chaque génération, piégés qu'ils étaient sous le modèle de fer d'un aïeul mythologique (61-2).Le prototype en est Stonewall Jackson dont le nom signifie le lourd prestige du père phallophore, le seul à jouir: [l'aïeul mythologique] qui avait mis toutes les cartes dans son jeu et avait fait en sorte que toute chair mâle qui lui succéderait fût réduite à l'état de chair sans destin, puisque le destin, c'était lui et lui seul, l'aïeul (p.62).

L'éléphant-deux est celui de la combustion de l'alcool. L'ivresse est comparée à l'éléphant qui replie ses grosses pattes et s'assied sur vous toute la nuit (...) il a le pouvoir aussi de hâter les combustions, et de rapprocher autant que faire se peut votre existence de celle d'une lucky strike (p.65). Ajoutons que l'ivresse est un moyen de rémédier à ce que Michon appelle le double refus et que je propose d'identifier à la castration: ne pas être le phallus, i.e., le père fondateur, ne pas avoir le phallus, c'est-à-dire ne pas pouvoir toucher la culotte de la soeur. Michon raconte que, suite à un échec éditorial, l'image du Sud que Faulkner se faisait s'est déplacée de l'aïeul mythologique (famille endogame sur fond de Père vivant), celui qui est du même sexe que le sujet, vers le regard des frères sur la culotte de la soeur (la différence sexuelle) qui, elle, regarde une aïeule morte (famille exogame sur fond de Mère morte).C'est bien l'interdit de l'inceste (castration) que l'éléphant-ivresse dissout pour anéantir l'ex-sistence en jouissance.

Finalement l'éléphant-trois est un autre Stonewall. Il s'agit du mur même des livres, la littérature, les Auteurs. Pour combler l'écart avec l'éléphant-Auteur il faut devenir soi-même éléphant-Auteur. Aussi, dans la photo, Faulkner non seulement voit-il l'éléphant comme il est l'éléphant, il est Auteur. Il incarne le maître puisque le maître apparaît en lui dans la photo où les deux corps du roi se joignent dans le regard de Faulkner. Positiver la négativité — l'aïeul, l'ivresse, l'Auteur — implique le verbe être: non pas être écrasé par l'éléphant mais être l'éléphant; non seulement le voir mais l'incarner: devenir Auteur.

Avec Le bruit et la fureur, selon Michon, Faulkner a inventé une prose dont la combustion est celle d'une lucky strike. Le modèle de la combustion-jouissance a subi une Aufhebung qui l'a fait passer du plan du corps au plan de l'écriture, et ceci a des implications au niveau du temps: la jouissance ne dure pas plus longtemps que l'instant de combustion d'une lucky strike; elle demeure dans son oeuvre dont hériteront des lignées d'Auteurs à venir, tout comme elle demeure dans la photo, dans la cigarette et le regard de ce père du texte qu'est Faulkner pour Michon5. Voilà l'impuissance (ne pas être, ne pas avoir) transformée en paternité non pas biologique mais littéraire (être, avoir). Voilà la direction régressive du lignage tourné vers le père terrible qui se change en généalogie d'Auteurs.

Mais cette généalogie n'est pas qu'une succession de noms d'auteurs. Elle est une incarnation6, c'est-à-dire l'élévation d'une vie à la dignité littéraire qui est en même temps une descente en chair du verbe, ce par quoi la jouissance littéraire devient possible. Ce que la photo révèle, c'est le portrait de la littérature en personne (p.15), l'image de la littérature dans un corps dont la grâce et/ou la gloire apparaissent dans le regard qui est l'invisible dans les yeux des hommes (p.82).

Ceci est juste un petit exemple de ce que l'oeuvre de Michon est représentative d'un phénomène caractérisant la littérature française contemporaine: ce que ses enjeux principaux — le sujet, la fiction, l'écriture — doivent à l'oeuvre de Jacques Lacan. Je ne dis pas toute la littérature contemporaine or toute l'oeuvre de Michon (car, évidemment, la pluralité des références michoniennes, parmi lesquelles la théologique, ne saurait se réduire à une seule). Mais il semble indéniable que la littérature est une des pratiques signifiantes où, de nos jours, la référence lacanienne s'est avérée le mieux accueillie et travaillée.

1. Sauf indication contraire dûment signalée, toute citation est tirée de Michon2002(cf. bibliographie)

2. Dans les trois dernières décennies du XXe siècle, le récit autobiographique n'établit plus de frontière claire entre la vérité et la fiction romanesque. Cette ambiguité prend deux chemins, comme Bruno Blanckeman l'explique: approcher l'autre du moi par le récit autofictionnel; approcher le moi en l'autre par le récit transpersonnel. Le premier, tout en partant des états conventionnels de l'autobiographie (...) institue la fable comme expression de la personnalité silencieuse (...) Dans l'adéquation de la prose écrite au prosaïsme vécu se lit en effet un Sujet, défini comme pratique plus que comme substance (Blanckeman2002:21). Dans le second, le moi ne s'y peut saisir que dans la fuite, l'échappée hors de ses propres contours, la mise en forme de son autoliquidation. Au moi individualisé et intimisé du récit autofictionnel s'oppose un je impersonnel, un assémantème du récit, en peine de figuration singulière, en veine de prospection variable. L'oeuvre de Pascal Quignard, certains récits de Pierre Michon, tendus entre déni du moi et quête de soi, manifestent une première tendance, culturalisée du récit transpersonnel (idem:22).

3. Michon1997:14

4. Jacques Lacan, ³Subversion du sujet et dialectique du désir² in Lacan1966:814

5. J'avais plus de trente ans. Je n'avais pas écrit une ligne.J'ai lu par hasard Absalon!Absalon! alors réédité en poche: j'y ai trouvé dès les premières pages un père ou un frère, quelque chose comme le père du texte (Michon1997:81; l'auteur souligne).

6. Un passage de ³Le ciel est un très grand homme² affirme l'éclipse de la lignée par l'Incarnation: (...) mais qu'importe la lignée d'Abraham dès lors qu'en trente-trois ans de vie on a installé l'Éternité dans le temps, l'incommensurable dans la mesure, le Créateur dans la créature, l'infigurable dans la figure, l'ineffable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans les yeux des hommes (2002:81-2).