Photographie et Réel

Cristina Alvares

1. Réel

Le structuralisme, en faisant du langage une combinatoire d'éléments purement différentiels, dépourvus de désignation extrinsèque (référent) et de signfication intrinsèque (signifié), et n'ayant que le sens de sa valeur de position par rapport aux autres, a radicalement séparé sens et référence et mis en cause la fonction représentative du langage. En formulant ce qu' il a appelé l'algorithme saussurien, Lacan opposait la conception structurale du sens, en tant qu'effet des liaisons propres au signifiant, à une conception référentielle fondée sur la correspondance bi-univoque du mot à la chose et exemplifiée par l'index pointant un objet dans l'apprentissage d'une langue. L'autonomie du langage par rapport au monde va de pair avec une pareille autonomie par rapport au sujet: le sujet n'est pas maître du discours et producteur du sens, il est tout simplement un pion dans le jeu du signifiant. Mais lorsque, pour aphoriser cette autonomie de la structure ou chaîne signifiante, Lacan affirme que le sujet est ce qu'un signifiant représente pour un autre signifiant, il est clair que la catégorie de la représentation n'a pas été éliminée de la conception structurale de la production du sens.

Le fait qu'un signifiant ne renvoie pas à un référent mais à un autre signifiant implique que la structure du langage a, par rapport au monde qu'il ordonne et articule, une fonction de fiction: c'est le peu-de-réalité de la réalité humaine, sa substance fantasmatique. En effet, le langage, outre sa fonction de représenter le monde, fait de lui une représentation. C'est ce que Lacan appelle le semblant, catégorie symbolique-imaginaire, à distinguer du réel. Que le monde soit représentation et semblant ne veut pas dire du tout qu' il soit illusion, songe ou mensonge. Le monde est bel et bien réel mais, pour que nous ayons accès à quelque chose comme la réalité il faut que ce qui fait du monde réel un monde y exclut la présence du réel comme tel. Le réel est une catégorie solidaire d'une notion de structure comme étant inconsistante et ouverte à ce qui n' est pas elle, et cette solidarité caractérise la phase post-structuraliste de la pensée de Lacan. Le réel revient et irrompt dans la chaîne signifiante en brisant l'articulation des signifiants. Il n'est ni un signifiant ni une image, mais un élément hétérogène à la structure, un objet qui la troue parce qu'il est un trou: l'objet a. Cet objet a rompt et défait, ne serait-ce que pour un instant, ce que la structure produit: sens et représentation ou, si l'on préfère, la fiction de la réalité ou la réalité en tant que fiction (semblant). L'objet a apporte au sein de la structure l'irreprésentable, l'impossible à nommer et/ou à imaginer et dont l'irruption est de l'ordre de l'événement ou du phénomène - ce que Lacan, en s'inspirant d'Aristote, désigne par tuché en opposition à l'automaton qui, lui, est une articulation dont les lois assurent la régularité et la régulation qui soutiennent la réalité en homéostase.

Poser la question du rapport de la photographie au réel c'est donc interroger son rapport à l'impossible de la représentation et du sens. Cet impossible n'est pas d'ordre métaphysique ou mystique. Il ne s'agit pas, quand on parle du réel lacanien, de quelque chose d'indicible ou d'ineffable, mais d'une notion qui résulte de la constatation du fait que le seul langage ne suffit pas à rendre compte de la complexité de la vie des sujets parlants, de leurs activités et de leurs oeuvres ou produits, y compris la parole. Il y a quelque chose qui échappe au langage et ce quelque chose qui est hétérogène à la structure et la désarticule, relève du corps, de la libido, de la pulsion.

2. Sublime

Après son adhésion au linguistic turn et au choix de Wittgenstein comme son maître à penser, Lyotard remplace la notion de figure par celle de sublime, nouvelle catégorie aniconique qu'il emprunte à la Critique de la Faculté de Juger de Kant (1790) et dont il se sert pour penser l'esthétique et l'art post-moderne comme ce qui échappe et résiste à la raison scientifique. En superposant à l'hétérogénéité et à l'irréductibilité des jeux de langage wittgensteiniens, le différend des facultés qui caractérise le phénomène sublime, Lyotard met en valeur l'absence de forme qui en résulte: l'imagination ne peut accomplir la t‰che cognitive que la raison lui indique, car la donnée sensible excède le pouvoir qu'elle aurait de la retenir et de la reproduire dans une synthèse qui fait le concept. Pas d'image, pas de concept, rien qu'un index possible de l'imprésentable, c'est-à-dire de ces Idées qui ne font rien connaître de la réalité.

Lyotard n'utilise pas la catégorie du sublime pour approcher la photographie. Bien au contraire il déclare la photo réaliste (ou devant l'êre dans la perspective de l'académisme) au sens oùelle doit stabiliser le référent et l'ordonner à un point de vue qui le dote d' un sens reconnaissable, c'est pourquoi elle parachève certains aspects de la perspective élaborée au XVe siècle. Finalement, elle a la fonction thérapeutique de mise en ordre de la réalité visible destabilisée par le capitalisme. La portée réductrice de la conception réaliste et carrément référentielle et icônique de la photographie a été traitée et dénoncée au long des dernières décennies. On reconnaît à la photographie une capacité aigüe d'interroger le visible et la vision, et de mettre en cause les lois de la représentation perspective dont les conventions mêmes président à la construction de l'appareil photographique. Or, cette capacité se doit moins à l'affinité de la photographie avec la réalité-référent qu'à un rapport particulier avec le réel-impossible.

Au contraire de Lyotard, Schaeffer approche la photographie à travers la catégorie du sublime kantien pour en retenir deux aspects: la question de l'objet et la contemplation esthétique transcendantale. Mais là où Lyotard mettait l'accent sur la dimension informe et imprésentable du sublime, Schaeffer, tout en rappelant qu' il n' y a pas, à proprement parler, d'objet sublime - puisque le sublime résulte de l'impuissance de l'imagination à le saisir et à le former -,considère pourtant qu'un tel objet a la faculté de représenter. Pour lui, le sublime ne se situe pas dans un au-delà de la représentation, donc de la réalité: il n'est pas un index de ces Idées qui ne font rien connaître de la réalité; il est seulement herméneutiquement immaîtrisable. Tout en étant peu-de-représentation, le sublime est peu-de-réalité. Et c'est là ce que partagent sublime et photo. Car la photo ne vise pas à la complétude icônique ni à la saturation sémantique:elle aplatit, désinvestit, met entre parenthèses les lois de fonctionnement des réseaux d'images, discours, conventions, normes, styles, valeurs qui constituent l' automaton de la réalité. Contrairement à la belle image, sémantiquement épaisse et saturée, la photo se caractérise par une prédisposition à travailler contre la plénitude du champ perceptif. Elle ne le nie ni ne le troue mais remplace sa substance colorée par la platitude du noir et blanc.

Si pour Schaeffer, différemment de Lyotard, le sublime n'est pas une catégorie aniconique (il est plutôt un-peu-d'aniconisme), c'est que cet auteur prend en considération la dimension transcendentale de l'esthétique à laquelle sont associés le triomphe de la raison et la souveraineté de la vision. Là où Lyotard insiste sur le différend des facultés et l'inadéquation du spectacle sublime aux lois de la représentation, Schaeffer insiste sur leur accord à travers leur conflit même et sur la conformité du sentiment sublime aux lois de la raison. Bien qu' il ne le cite pas, Schaeffer semble avoir subi quelque influence de la révision du sublime kantien entreprise par Schopenhauer. Dans Le monde comme volonté... (1818), Schopenhauer insiste sur ce côté visuel et franchement contemplatif du sublime. Si bien que le sublime résulte du pouvoir qu' a le sujet de se dégager de la volonté - rendue objective et perceptible par le corps -, et de devenir un pur sujet connaissant qui contemple d' un regard détaché et serein des objets dont les formes significatives sont redoutables pour la volonté, i.e., pour la vie. Aussi, le pur sujet connaissant parvient-il à représenter et à donner sens à ce qui, chez Kant, était formlos. Le sublime de Schopenhauer, qui résulte non pas tant d'un accord ou d'un désaccord des facultés, mais d'une victoire de la représentation (la connaissance) sur la volonté, est icônique, car il est la représentation d'un sujet. La position transcendantale de celui-ci est nettement soulignée. Non seulement Schopenhauer reprend l'idée kantienne de la sécurité du sujet voyant le terrible spectacle du désordre de la nature comme condition de sublime, mais il la pousse jusqu'à la sérénité de la contemplation qui maintient la séparation nette entre les plans du sujet voyant et du spectacle vu. Aussi, le sublime perd-il ce qui faisait sa différence d'avec le beau, lequel se caractérise justement par la contemplation tranquille. Ce qui chez Kant est la violente perturbation d'une vision soumise à ce qui est, pour l'imagination, un excès et un abîme - ce que Schaeffer appelle la vision herméneutiquement immaîtrisable -, devient chez Schopenhauer la vision souveraine et connaissante, c'est-à-dire maîtrisant un objet ayant forme et sens. Cela dit, la réduction schopenhaurienne rend non seulement au sublime sa forme d'objet mais elle met aussi en évidence le fait que la notion de sublime est solidaire de celle de sujet transcendantal dont la vision de kosmothéoros n'est en rien affectée par l'éclatement du cogito en facultés de la raison, s' accordant ou pas. Il faudra attendre la découverte freudienne de l'inconscient ainsi que l'élaboration de la notion lacanienne de sujet du signifiant pour que la vision puisse, non seulement installer le corps dans le monde et faire du sujet voyant un objet vu, - et c'est ce qu' a fait Merleau-Ponty en remplant la contemplation par la perception phénoménologique -, mais surtout pour que la vision puisse êre placée dans le champ sexuel et êre traitée comme une pulsion dont l'objet, le regard, troue et trouble la maîtrise visuelle du monde. Le regard introduit le champ scopique dans l'automaton visuel de la réalité et, ce faisant, rompt toute esthétique, transcendantale ou phénoménologique, ainsi que le sujet de connaissance et de plaisir qui leur est associé, puisque le scopique, étant un objet tychique qui fait tache ou trou dans le voile fantasmatique de la réalité tissé par le réseau signifiant, introduit la jouissance pulsionnelle dans la structure subjective, et en fait une subjectivation sans sujet, acéphale. Mais regarder une photo n'est pas la même chose qu'êre pris dans la chair du monde, car la photographie établit la position transcendantale de non-implication du sujet voyant dans ce qu'il voit.

3. Index

Plusieurs théoriciens ont repris la terminologie de Peirce pour définir le statut de la photo. R. Krauss a mis en relief le statut indiciel de la photo et l'a définie comme trace ou empreinte de l'objet photographié, car une photo résulte de la rencontre réelle des photons reflectés par les objets et de la surface sensible de la pellicule. Comme telle la photo ne signifie pas et ne représente pas, elle ne fait qu' indiquer l'existence de cet objet dont elle est la trace réelle, étant réellement affectée par cet objet. Les dimensions icônique et symbolique de la photo se trouvent ainsi niées ou déniées. Schaeffer qui, lui, parle d'image photographique, a précisé ce statut indiciel en le déplaçnt du réel au savoir: celui-ci n'est pas de nature ontologique mais de nature pragmatique, car l'indice n'est pas montré dans la photo mais résulte d' un savoir collatéral sur la genèse matérielle de l' image. Aussi, distingue-t-il l'indice de l'empreinte pour distinguer non pas deux classes d'images mais deux niveaux d'analyse: l'empreinte relève du statut matériel de la production de la photo, l'indice relève du statut sémiotique de la photo puisqu'il dépend d'un savoir culturel qui indique au recepteur qu' il s'agit d'une image indicielle, donc d'un signe référentiel. L'empreinte relève du réel physico-chimique tandis que l'indice, appartenant déjà au niveau des signes, relève de la réalité culturelle. Ainsi, la photo est-elle une image-trace. Trace de quoi? Du peu-de-réalité qu'est la réalité. C'est donc la puissance indicielle de la photo qui en fait une image sublime, ce qui veut dire, chez Schaeffer, une image pâle, sorte de Erzatz qui restitue la pauvreté sémantique de la réalité. On pourrait quand même se demander si la photo n'est rien de plus qu'une trace du peu-de-réalité; si, tout en déplaçant et en décentrant la trame dont est tissée la réalité, elle ne crée pas les conditions pour que ces mouvements même de déplacement et de décentrement laissent leur trace ou indice sur l'image. L'accent est ainsi déplacé de l'image-trace vers la trace sur l'image.

Aussi les conditons de production de l'image photographique pourraient-elles venir s'y inscrire. Cette inscription ne serait pas de l'ordre de la représentation et/ou de la signification mais de celui de l'indication. Aussi, le mode de visibilité ou de figurabilité de cet index de l'imprésentable ne peut-il êre que négatif: un trou qui trouble ou dérange ou bréle l'image en tant que portrait de la réalité. N'est-ce pas autour d'un tel trou, trou de réel qui regarde celui qui regarde la photo, que se trame l'histoire de Blow-up. Histoire d' un photographe, de Michelangelo Antonioni(1965). Dans le film cette trace ou tache était invisible pour l'oeil du photographe et que c' est seulement le développement du négatif qui l' a inscrite et rendue visible comme index. Index d'un irreprésentable auquel l'agrandissement de la photo donnera certes la forme d' un cadavre; mais index aussi de la genèse même de la photo, genèse traversée d'un impossible à voir. Le cadavre, littéralement objet qui cheoit, est la forme d'objet que la technique de l'amplification photographique donne à cet impossible à voir et à représenter.

Bibliographie

Kant, E., Critique de la faculté de Juger, Paris, PUF,1998

Krauss, R., Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990

Lacan, J., Écrits, Paris, Seuil, 1966

Lacan, J., Le Séminaire XI, Paris, Seuil, 1973

Lyotard, F., Le post-moderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988

Schaeffer, J-M., L'image précaire, Paris, Seuil, 1987

Schopenhauer, A., Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966

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